Mouvements
lesbiens et féministes : quelles relations aujourd'hui
?
Dimanche
9 novembre 2003 - 15e festival
Quand les lesbiennes se font du cinéma
Rencontre
et débat en présence de Natacha
Chetcuti qui a co-dirigé avec Claire
Michard "Lesbianisme et féminisme. Histoires politiques",
Paris, L’Harmattan, Bibliothèque du féminisme,
2003.
Natacha
Chetcuti
: Ce livre, co-dirigé avec Claire Michard, fait suite à
un atelier que j’avais initié à l’Université
de Toulouse-Le Mirail lors du Colloque international d’études
féministes francophones en septembre 2002.
L’objectif était de réunir des chercheures militantes
et des militantes afin de débattre sur l’histoire des mouvements
féministes et lesbiens des années 1970 à aujourd’hui
et d’y croiser différents points de vue tant du courant
du lesbianisme qu’à partir de celles qui ont été
actrices de ces mouvements, à partir d’un point de vue
sociologique, politique etc. Ce colloque s’intitulait «
Ruptures, Résistances et Utopies ». Il représentait
une occasion inédite pour faire le point sur l’histoire
de la pensée des mouvements féministes et lesbiens en
France mais aussi au Québec et dans les pays d’Amérique
latine et aux Caraïbes. Ces trois termes « Ruptures, Résistances
et Utopies » représentent les trois thématiques
qui définissent l’articulation entre ces deux mouvements
au pluriel. Avant de commencer, je souhaite remercier Hélène
Rouch qui a permis la publication de ce livre, car chez L’Harmattan,
les directrices de collection travaillent bénévolement.
J’ai préparé un bref résumé de l’histoire
des mouvements des années 1970 à aujourd’hui afin
de contextualiser le cœur de cet ouvrage qui recouvre 20 publications.
Depuis
les années 1970, les mouvements féministes se définissent
par quatre grandes tendances : les mouvements essentialistes, les mouvements
culturalistes ou égalitaristes, les mouvements matérialistes
et la tendance lesbianisme radical. Dès le départ, ils
ont connu des ruptures, tant en terme de stratégie de lutte,
de résistance, mais aussi d’un point de vue de l’analyse
de ce qu’on appelle aujourd’hui les rapports sociaux de
sexe et de son corollaire l’hétérosexualité.
Je signale que la notion de rapports sociaux de sexe a été
conceptualisée par Nicole-Claude Mathieu
qui est anthropologue à l’EHESS. Au-delà des diverses
stratégies de résistance, ce qui différencie ce
courant, c’est la notion d’utopie. Même si chaque
courant veut lutter contre l’oppression que subissent les femmes
en général, les objectifs des unes et des autres ne sont
pas les mêmes.
Schématiquement, on peut dire que :
-
le courant essentialiste, représenté par la tendance
« Psychanalyse et Politique » dont les plus connues
sont Antoinette Foulque, Luce Irigaray et Hélène Cixous,
s’est centré sur une revalorisation du féminin,
-
le courant égalitariste, qui a beaucoup milité pour
la parité dans les années 1990 et qui est représenté
par Elisabeth Badinter et d’autres, souhaite un changement
de la société. Il était appelé réformiste
dans les années 1970.
La question des inégalités hommes/ femmes passera
par une égalité de droits. On est dans une lutte en
termes de droit dans tous les domaines : politique, scolarité
etc. C’est ce qui a fait qu’après l’arrivée
de Mitterrand, il y a eu des programmes sur l’égalité
hommes/femmes dans les filières scolaires,
-
le courant matérialiste, dont les plus connues sont Colette
Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Paolo Tabet et d’autres,
souhaite une rupture des classes de sexe.
J’insiste sur ce courant car c’est de lui que va partir
le lesbianisme radical et le livre que je vais vous présenter
est au cœur de ces deux courants. Ce courant se base sur une
analyse de la division socio-sexuée notamment dans le travail
domestique qui est défini comme étant le lieu essentiel
de l’exploitation de la classe des femmes. L’optique
matérialiste est anti-naturaliste et le rapport établi
entre sexe et genre a une correspondance sociologique et politique.
Le genre construit le sexe. On ne parle pas de domination masculine
mais d’oppression ou d’exploitation de la classe des
femmes ou plus radicalement, avec Colette Guillaumin, d’appropriation
de la classe des femmes. L’analyse se situe dans une analyse
globale de l’appropriation collective et privée. C’est
un courant de pensée issu du marxisme. L’analyse des
rapports hommes/femmes est fondée sur la notion d’appropriation
de la classe des femmes par la classe des hommes et l’appropriation
matérielle des femmes se produit à deux niveaux :
l’appropriation privée se manifeste par le mariage
ou toute forme de concubinage qui entraîne l’appropriation
du temps, l’obligation sexuelle, les charges physiques des
membres de la famille etc. ; l’appropriation collective se
manifeste par le viol, la pornographie, la disparité des
salaires, le harcèlement sexuel etc.
-
le lesbianisme radical est issu du féminisme matérialiste
et si le terme « radical » a été choisi,
c’est parce qu’il définit la notion de «
racine », du latin radix, ce qui signifie que le lesbianisme
radical veut identifier, dénoncer et lutter contre les racines
de l’oppression des femmes dans sa généralité.
Le lesbianisme radical va diverger du féminisme matérialiste
puisqu’il considère le lesbianisme non pas comme une
simple pratique sexuelle mais comme une résistance, consciente
ou non, à l’ordre social et politique instauré
contre les femmes.
A ce sujet, vous avez un très bon article de Gayle Rubin
dans Les cahiers du CEDREF édité en 1975, où
elle montre bien comment l’hétérosocialité
est l’ordre social qui définit l’appropriation
des femmes par le biais de la reproduction et qui définit
aussi la sexualité. L’hétérosexualité
n’est pas pensée comme une contrainte, comme le fera
Adrienne Rich, mais comme un système social. On n’est
pas dans une analyse de rapports individuels mais dans une analyse
globale du système. Dans les pays francophones, la théorie
du lesbianisme radical a puisé certains concepts dans le
féminisme matérialiste, notamment sur les notions
d’appropriation collective et privée de la classe des
femmes par la classe des hommes, et dans le lesbianisme matérialiste
que Monique Wittig a formalisé. Je tiens à préciser
que le livre est dédié à Monique
Wittig qui est décédée en janvier 2003,
puisqu’elle est au cœur de ces propositions théoriques.
Elle dira elle-même que le courant radical ne se définit
pas à partir du féminisme, puisque que ce terme est
basé sur la racine « femme ». Monique Wittig
va montrer en quoi le sujet désigné « lesbienne
» n’est pas « une « femme » ni économiquement
ni politiquement ni idéologiquement, car bien que subissant
les effets de l’appropriation collective des femmes (salaires
inférieurs, agressions, viols, etc.), les lesbiennes échappent
à l’appropriation privée par un homme »,
ce qui signifie qu’elles n’échappent pas à
l’appropriation collective et en cela, elles sont des femmes,
mais comme elles échappent à l’appropriation
privée, elles ne peuvent pas se définir en tant que
femmes à ce niveau-là. Le lesbianisme radical va faire
émerger les notions d’hétérosocialité
et d’hétérosexisme. « Hétérosocialité
», c’est la définition du système social
qui articule à la fois analyse du système de genre
et de sexualité, et « hétérosexisme »,
c’est l’analyse du système de pensée et
de pratique dont la prédominance est l’hétérosexualité,
mais aussi l’hétérosexualité au détriment
des femmes, comme mode d’appropriation de la classe des femmes.
L’utopie du lesbianisme radical est l’abolition du système
dans sa globalité, classe de sexe et système de l’hétérosexualité,
qui est définit comme un régime politique. On ne parle
pas de déconstruction des catégories mais de destruction
des catégories de genre.
On
peut dire que les mouvements féministes sont marqués
par deux principales ruptures : la première se situe dès
les années 1970 avec le courant essentialiste et les autres
mouvements, puisque le mouvement essentialiste était dans une
définition très différentialiste et biologisante
des rapports sociaux de sexe.
Dans la continuité, on assiste dès 1972 à une
rupture entre lesbiennes et féministes et on voit la création
des Gouines Rouges en 1972, du Front Lesbien International en 1974,
du Lesbianisme Radical en Belgique.
Le lesbianisme devient une position politique pour lutter contre le
régime hétérosexuel. Certaines de celles qui
créent ces mouvements ont appartenu au FHAR, Front Homosexuel
d’Action Révolutionnaire, et d’autres viennent
des mouvements féministes. Les premières tensions jaillissent
dès ce moment-là et révèlent l’hétérosexisme
des luttes féministes qui ne remettent pas en question l’ordre
de l’hétérosexualité et qui maintiennent
l’invisibilité des lesbiennes pourtant très majoritaires
depuis le début au sein du mouvement. Comme le rappelle Louise
Turcotte dans l’ouvrage, dès 1974, le débat lesbianisme/féminisme
s’impose et émerge alors le Front Lesbien International.
Dès ce moment-là, les lesbiennes vont être accusées
de diviser le mouvement, tout comme les gauchistes ont accusé
les féministes de diviser le mouvement dès le début
des années 1970. Le lesbianisme est considéré
comme une zone de résistance intermédiaire entre la
classe des hommes et la classe des femmes, cette dernière en
tant que groupe opprimé. Ti-Grace Atkinson, dès 1972,
dira que « le lesbianisme contient le principe fondamental d’une
révolution féministe réussie ». On arrive
à une charnière importante qui est la rupture avec les
féministes, d’une part parce que les lesbiennes en ont
assez d’être considérées comme une spécificité
en référence à l’identité sexuelle
ou comme l’embryon du féminisme, et d’autre part
parce que le lesbianisme n’est pas considéré comme
une modalité de l’élaboration théorique.
Elles contestent le fait que l’institution de l’hétérosexualité
n’est jamais contestée dans ces mouvements. En 1977,
c’est la création de la revue Questions féministes,
dont le premier collectif de rédaction était composé
de Colette Capitan, Emmanuelle de Lesseps, Nicole-Claude Mathieu,
Monique Plazza et Christine Delphy.
On assiste à une deuxième rupture en 1980 au sein même
de la revue qui va s’appeler Nouvelles questions féministes.
Le sujet de la rupture repose sur le statut social de l’hétérosexualité.
Cette rupture fait suite à l’édition de deux articles
de Monique Wittig qui s’intitulent « La pensée
straight » et « On ne naît pas femme ». Elle
critique le discours des scientifiques des sciences humaines qu’elle
qualifie d’apolitique et anhistorique et qui ne remet pas en
question les catégories et les concepts tels que homme, femme,
différence et surtout le concept d’hétérosexualité
que l’on pose toujours comme quelque chose d’inéluctable
qu’on n’interroge jamais. Elle pense à la psychanalyse,
à l’histoire, à la sociologie, à l’anthropologie
etc. Elle dira « la société hétérosexuelle
est fondée sur la nécessité de l’autre,
différent à tous les niveaux. Elle ne peut pas fonctionner
sans ce concept ni économiquement, ni symboliquement, ni linguistiquement,
ni politiquement. Cette nécessité de l’autre différent
est une nécessité ontologique pour tout le conglomérat
de sciences et de disciplines que j’appelle la pensée
straight ». Pour elle, il faut arriver à une nouvelle
définition de la personne du sujet pour toute l’humanité
et cette définition ne peut être trouvée qu’au-delà
de catégories de sexe femme et homme. Dans l’optique
de Monique Wittig, l’idée de souhaiter la disparition
des catégories de pensée autant dans le langage que
dans le système social passe par une destruction de l’appropriation
de la classe des femmes dans son ensemble. Elle dira « notre
survie exige de contribuer de toutes nos forces à la destruction
de la classe « les femmes » dans laquelle les hommes s’approprient
les femmes et cela ne peut s’accomplir que par la destruction
de l’hétérosexualité comme système
social basé sur l’oppression et l’appropriation
des femmes par les hommes et qui produit le corps des doctrines sur
la différence entre les sexes pour justifier cette oppression
». D’où l’affirmation de Monique Wittig qui
dit à la fin de son texte « les lesbiennes ne sont pas
des femmes ».
Très rapidement, on peut dire qu’après 1980-1990,
les mouvements féministes s’épuisent. On va vers
une institutionnalisation du féminisme, voir une professionnalisation
du féminisme mais par ailleurs les groupes lesbiens vont s’autonomiser.
On passe alors d’une non mixité hommes/femmes dans les
mouvements féministes à une non mixité lesbiennes/hétérosexuelles
et on assiste à la naissance d’associations non mixtes
lesbiennes.
On va vers une construction de l’identité culturelle
lesbienne. 1990-2000, l’arrivée du Sida, les luttes pour
le Pacs, on assiste à une redéfinition du politique
qui ne passe pas par la question de l’oppression de la classe
des femmes mais dans une lutte identitaire, notamment dans la lutte
pour le Pacs et on va vers une militance plus mixte homosexuelle/hétérosexuelle.
L’ouvrage recoupe quatre grandes thématiques :
-
histoire des mouvements lesbiens et féministes et de leurs
idées-force
-
langage et sujet dominé
-
sexualités et parcours identitaires
-
lesbianisme et institutions
En annexe, nous avons mis un article de Nicole-Claude Mathieu qui est
une critique sur la tendance queer.
Le débat est ouvert.
A
: J’ai un étonnement face à l’association
entre lesbiennes, gays, bis, trans, etc. Je sais qu’il y a des
mouvements de libération qui ont différents objectifs
mais je me demande si c’est vraiment le même combat.
N.C. : Pour moi, ce n’est pas la même problématique.
Ne serait-ce que l’homosexualité au niveau du système
général. Que les homosexuels hommes travaillent ensemble,
c’est très bien. Ils sont issus de la classe des hommes,
ils ont à travailler sur la question de la domination masculine
et ce n’est pas parce qu’on est homosexuel qu’on est
forcément amis ou alliés. Nous ne subissons pas les mêmes
oppressions et nous ne sommes pas du tout dans le même contexte
social. Quand aux transsexuels et aux bisexuels, je pense que ce sont
des problématiques différentes. L’idée, comme
dans l’héritage des années 1970, c’est de
partir de sa propre oppression et de sa propre expérience du
soi, individuelle et collective. Il peut y avoir des alliances ponctuelles
mais pas une militance en continuum.
B : Je pense qu’il y a plusieurs choses. Je ne sais pas si on
doit passer beaucoup de temps sur les mobilisations mixtes, même
si c’est une réalité. Il y a une énorme pression
dans le mouvement lesbien pour qu’il devienne LGBT. On ne doit
pas se voiler la face. C’est une réelle pression aussi
bien dans le festival que dans les différents milieux féministes
et lesbiens. C’est un atelier : il faudrait repartir avec ce qui
a pu se passer dans les années 1970. La vieille génération
des homos qui a créé le FHAR, par exemple, était
libertaire et s’appuyait sur des positions politiques classiques
d’analyse de la société. Il y avait aussi un courant
trotskyste. Les mouvements féministes lesbiens et homosexuels
hommes se sont construits autour de tout cela avec des tendances différentes.
Il y avait bien sûr aussi un courant de droite, surtout dans les
années 1980, que l’on peut retrouver aujourd’hui.
Nous sommes obligées aussi bien au niveau de la mixité
ou de la non mixité, de la construction qu’on peut avoir
en tant que lesbienne ou en tant qu’homo, aussi bien en tant que
féministe hétérosexuelle qu’en tant que lesbienne,
de partir de notre histoire d’enfance mais aussi de notre classe
sociale et de là d’où l’on vient au niveau
de sa culture, c'est-à-dire les diverses oppressions qui nous
habitent.
Si on ne part pas de là, on en est à ce que nous sommes
aujourd’hui, on peut être n’importe qui, n’importe
quoi, on peut habiter son corps comme on veut. Pourquoi pas, mais cela
veut dire qu’on est très privilégié pour
se permettre cela. Si on n’analyse pas la société
telle qu’elle est, cette montée de la droite et de l’extrême
droite à l’heure actuelle, en tant que lesbienne, il y
a quelque chose qui ne va pas et on va se trouver devant un mur ou enfermée.
N’oublions pas que la montée du mouvement lesbien et du
mouvement lesbien politique et radical s’est fait à la
fin des années 1970 où il y avait une énorme montée
de la gauche et de l’extrême gauche et qu’en 1981,
il y a eu Mitterrand au pouvoir, avec ce qu’on en pense, mais
c’était des évolutions réformistes notables,
avec le fait que l’homosexualité n’était plus
pénalisée etc. On ne peut pas passer à côté
de cela.
A l’heure actuelle, en 2003, on a un Sarkozy au pouvoir et les
choses changent énormément. Il y a une grande montée
du mouvement homosexuel masculin qui se construit sur des bases politiques
de droite voire d’extrême droite, entre autre à Paris,
et au niveau des lesbiennes, il y a un apolitisme qui représente
pour moi un recul et un comportement réactionnaire dans les comportements
classiques politiques qui est notoire aussi. Qu’on puisse débattre
autour de la mémoire d’Elula Perrin sans parler de la position
raciste et d’extrême droite d’Elula Perrin ici, dans
ce lieu, c’est quelque chose de notoire. Personne n’a réagi
politiquement dans ce débat. Il faut absolument toujours analyser
les années 1970 et les années 1980 mais il y a eu toute
cette période de reprise en main par la droite qui a fait que
les homosexuels et les lesbiennes sont des êtres politiques qui
sont inscrits dans une certaine classe. La plupart du temps les lesbiennes
se construisent dans une autonomie de travail qui fait que peut-être,
même si cela change en fonction de leur classe sociale, elles
ont plus de travail que les femmes hétérosexuelles ou
certaines féministes hétéro. On ne peut pas découper
les choses. Je pense qu’à l’heure actuelle, ce livre
est extraordinaire. Il doit nous servir de débat pour analyser
la nouvelle ère, car on est dans le XXIe siècle avec,
depuis ces dix dernières années, énormément
de changements.
C : Je voudrais poser une question que je me pose à moi-même.
Je travaille dessus en ce moment par rapport à des vidéos.
Quel est le fait marquant pour les femmes, lesbiennes, hétéro,
autres, au XXe siècle ? Quel est le fait qui a bouleversé
la vie des femmes en Occident, en France ? Quel est l’acquis principal
?
N.C. : Parle-t-on en terme de droit ou de révolution sociale
?
D : Le droit de vote !
C : C’est pour ouvrir, en continuité avec ce qui a été
dit. C’est un tout, l’appartenance au fait que nous soyons
des femmes, à savoir que nous avons une sexualité de femme.
Mais quelle est-elle ?
N.C. : Ma position est qu’on n’a pas une sexualité
de femme, puisqu’on n’est pas hétérosexuelle.
C : Mais il y a des femmes qui sont mères de famille. Ma réponse,
c’est le droit de disposer de son corps, c'est-à-dire la
maîtrise de la fécondité.
E : Le droit de disposer de son corps, d’accord. L’accès
à la fécondité, à un contrôle de la
fécondité, c’est bien pour les femmes. Mais je ne
me sens pas concernée.
A partir du moment où j’ai compris mon lesbianisme et ma
sexualité lesbienne, je me suis désengagée de ce
débat. S’il faut faire de la majorité et aller dans
la rue, j’irai, mais ce n’est pas mon combat. On ne peut
pas être de tous les fronts.
Mon combat se dirige vers la visibilité lesbienne. Je participe
par exemple aux Jeux Gays. Je le dis dans mon travail, autour de moi,
à mes ami-es, à des gens que parfois je ne connais pas.
Quand on me demande quelle compétition je vais faire, je dois
argumenter. Je dis que je fais les Jeux Gays et Lesbiens et il faut
assumer. Mon combat, c’est d’assumer mon homosexualité,
mon lesbianisme. Le combat de la fécondité et de la contraception
n’est pas le mien.
C : En revanche, comment se fait-il que la génération
des jeunes lesbiennes est dans la procréation assistée
?
N.C. : Il y a une confusion entre femmes et lesbiennes. Les mouvements
féministes et lesbiens se sont autonomisés.
Il faut arrêter de penser le lesbianisme comme uniquement une
orientation sexuelle. C’est aussi un choix politique dont l’idée
est le changement social et de repenser le social autrement. La lutte
des femmes, c’est autre chose. On peut être associées
collectivement sur la lutte des femmes sur la question du viol ou du
harcèlement sexuel, parce qu’on peut toutes subir un viol
ou du harcèlement sexuel, mais on est dans une proposition politique
du changement.
Ensuite, la lesboparentalité concerne une tendance chez les lesbiennes
au-delà de la trentaine. C’est un effet de génération
qu’on pourrait analyser. C’est aussi la conséquence
des luttes identitaires des années 1990 où on ne lutte
plus à partir de la classe des femmes mais le but est l’intégration
totale à l’intérieur du système hétérosocial,
le lesbianisme n’étant plus une position politique. Sans
doute, est-ce plus facile aussi d’afficher son lesbianisme avec
un enfant parce que du coup, on est intégrée à
la classe des femmes. On ne peut pas dire que toutes les lesbiennes
sont concernées par la maternité. Il y a une tendance
à analyser. Que signifie-t-elle socialement ? Comment peut-on
l’articuler, même avec le Pacs ?
F : C’est important de recadrer les choses. On a tendance à
revenir à des choses beaucoup trop générales et
on en oublie où en sont maintenant les lesbiennes politiquement
? On est assez nombreuses aujourd’hui et on pourrait faire le
point.
G : L’autre jour, j’étais sur Google, sur Internet.
Je me suis mise dans la position d’une lesbienne qui cherche à
entrer en contact avec d’autres lesbiennes. J’ai tapé
« lesbienne » et c’était l’horreur,
toute la pornographie etc. Ensuite j’ai tapé « lesbienne
féministe », c’est différent, mais il faut
être avertie.
J’ai trouvé un article signé « lesbiennes
révolutionnaires », de Lyon. Elles se disent issues de
l’anarcho-féminisme. Je ne les vois pas représentées
ici ce matin. Ce sont des jeunes femmes qui sont issues d’un milieu
libertaire anarchiste. Elles ont un passé différent du
mien, car j’ai découvert le lesbianisme à travers
le mouvement des femmes. Dans ma découverte du lesbianisme, c’était
« le politique, c’est moi ». Qu’est-ce que c’est
« moi » ? Je suis là où je me situe, non pas
psychologiquement mais socialement. Toute cette examination qu’on
a faite à partir du personnel. Ensuite j’ai fait le cheminement
à partir du féminisme vers le lesbianisme. Ces femmes
n’ont pas ce passé. Je sens qu’il y a un lien qui
nous manque. Je ne comprends pas encore pourquoi mais j’ai souvent
entendu dire qu’aujourd’hui les lesbiennes ne sont pas politisées.
C’est faux.
Il y a de jeunes lesbiennes qui sont très politisées,
mais pas au sens que j’ai vécu moi. Je dialogue avec certaines
de ces jeunes lesbiennes. Elles sont en train de se positionner dans
un monde qui est mixte, libertaire. Elles étaient dans une conférence
mixte. Elles ont voulu prendre la parole en tant que lesbiennes anarchistes.
N’étant pas bien reçues, puisque les femmes n’arrivaient
pas à avoir la parole, elles ont demandé d’avoir
un moment non mixte pour parler entre femmes, hétérosexuelles
et lesbiennes. Pour avoir la permission d’avoir un moment non
mixte, elles ont dû en débattre dans la mixité.
Elles ont été traitées de sectaires, fascistes
etc. Elles se sont positionnées et elles ont décidé
de constituer un groupe à part.
Dans la mixité, les hommes parlent de l’histoire de l’anarchisme,
et puisqu’il n’y avait que des hommes, c’était
l’histoire des hommes. Elles étaient là avec des
pancartes demandant si c’était une réunion non mixte
masculine.
N.C. : J’y étais. Le dernier jour, le sujet était
« Quel avenir pour le mouvement libertaire ? ». Il n’y
avait que des hommes à la tribune. Nous avions mis une immense
banderole qui disait « Est-ce une réunion non mixte ? ».
Nous nous étions mises au centre, en silence, avec des pancartes
et dès qu’un homme parlait, on disait « c’est
un propos sexiste », et si c’était une femme, on
disait « viens avec nous ». Au début, personne ne
réagissait. Mais l’idéologie de l’oppression
marche tellement bien que ce sont les femmes qui sont les premières
à avoir réagi et qui nous ont dit qu’on divisait
le mouvement anarchiste.
G : C’est toujours la même histoire. Je ne savais pas qu’il
y a un groupe de jeunes femmes qui vit cela aujourd’hui.
Il y a tout un potentiel entre nous mais il y a un truc qui est coupé
entre les générations en ce moment, car ces femmes ne
sont pas là aujourd’hui.
B : Je vais reprendre historiquement sur le lien entre politique classique
et politique lesbienne, c'est-à-dire lesbienne politisée
et ces contradictions qu’on a pu avoir qu’on soit de la
génération 50 ou plus que de la génération
25 ou plus, dans un contexte très différent du XXIe siècle
et des acquis de 1968.
Au moment où le mouvement lesbien s’est construit dans
les années 1970, partout en France, en Europe et en Occident,
il y a eu ce même genre de courant, féministe, lesbien,
homo, autour de ces acquis vers 1968. Il y a toujours eu cette déchirure
avec les différents courants libertaires, trotskystes dits révolutionnaires
ou dits d’extrême gauche ou gauchistes quand on voulait
le qualifier négativement. Il y a eu des ruptures dans la mixité
de centaines de femmes lesbiennes, hétérosexuelles, féministes,
et revendiquées lesbiennes. En 1978, rien qu’en région
parisienne, 300 féministes ayant des responsabilités importantes
dans leurs organisations politiques sont parties et ont dit «
on en a marre de vivre dans cette mixité entre les groupes femmes,
féministes lesbiens d’un côté, et les groupes
d’extrême gauche de l’autre ». Pendant presque
deux ans, il y a eu des réflexions, deux à trois fois
par mois, sur « mais quelles contradictions a-t-on joué
en tant que politiques dans des réflexions d’extrême
gauche sur révolution, marxisme etc. ? ». On était
toutes assez marxistes-léninistes à l’époque
et/ou libertaires, ou maoïstes, avec des ruptures. On l’assumait
totalement.
Ce sont des choses qui sont presque inimaginables actuellement en 2003.
La plupart des lesbiennes radicales étaient issues du marxisme-léninisme
et du maoïsme, et/ou trotskisme. Ne l’oublions pas. Nous
venions de là. Nous avons baigné là-dedans. Entre
cela et ces acquis de 1968, avec tout ce que cela veut dire de comportement
avant-gardiste. Je suis très critique là-dessus. Je me
revendique toujours lesbienne radicale mais aussi libertaire, féministe
etc. J’ai tout cela en moi avec plein d’autres bouts d’histoire.
Si on n’analyse pas cela en 2003, on ne comprend pas tout. Il
faut avoir tous les morceaux.
Cette histoire de contradiction mixité/non mixité et anarchisme,
entre autres, cela a existé dès le début des années
1970, même dans le milieu homo avec certains qui ne voulaient
surtout pas faire de politique, puis dans le milieu féministe
avec la tendance plutôt trotskiste et la tendance qui s’appelait
autonome à l’époque. J’ai souvenir de cocktail
molotov déposés par des copines autonomes féministes
et/ou lesbiennes politiques devant les sex shops. On détruisait
les sex shops, on faisait des actions anti dragues où l’on
cassait la gueule aux mecs. Ne l’oublions pas ! Jusqu’aux
années 1980 où le légalisme a fait, et l’installation
du PS a fait, que nous nous sommes toutes intégrées, y
compris le lesbianisme radical, qui a eu ses ruptures et ses divergences
entre théories et pratiques. La pratique étant : Que faisons-nous
? On développe un discours sur classe d’hommes/classe de
femmes. Faisons des actions anti dragues. Au bout de quelques mois,
nous nous sommes divisées là-dessus, sur les actions anti
dragues, sur la dénonciation de la publicité sexiste,
sur la dénonciation des violeurs. On bombait le nom des violeurs
sur leurs immeubles. On a fait cela jusqu’aux années 1982-1983.
Ensuite, intégration et professionnalisation des féministes
et/ou lesbiennes.
Parce que le problème est là. On cache son lesbianisme
parce que le lesbianisme n’est pas de bon teint pour avoir un
poste, parce que c’est ça les années 1980 : avoir
un poste et s’institutionnaliser. Qu’est-ce qui s’est
le plus institutionnalisé dans ces années-là ?
Tous les collectifs pour femmes victimes de violence. Il a fallu et
il faut encore se battre pour écrire violence masculine. Je ne
suis pas d’accord pour qu’on ne dise que violences conjugales.
C’est « violences masculines ». Encore aujourd’hui
en 2003 ! Je m’occupe d’un gros groupe de femmes subissant
des violences masculines. Il est très difficile de le nommer.
C’est toujours « victimes ». Les années 1980,
ce sont les féministes et/ou lesbiennes plus ou moins planquées,
ou ne se revendiquant pas lesbiennes politiques, qui se professionnalisent
et rentrent très souvent dans l’institution puisque le
PS l’offre, de même qu’il l’offre à des
tas de mecs, gaucho, trotskistes et autres. C’est une porte ouverte.
On se dit « Pourquoi pas ? Mieux vaut nous que n’importe
quelle autre dépolitisée ».
Les années 1980, c’est l’intégrationisme à
tout crin. Puis, c’est le besoin de créer des espaces lesbiens.
C’est une visibilité mais en même temps un repli.
Le politique, dans le sens classique du terme, nous le laissons aux
personnes les plus réformistes, aux femmes, aux féministes
et/ou lesbiennes les plus réformistes, c'est-à-dire à
toute cette tendance qui croit à la parité, qui y a cru,
et on voit maintenant ce que cela donne, qui croit à la parité
pour une certaine classe sociale.
Mais cela, on ne va pas le dire, une certaine classe sociale de femmes,
qui ont, de par leurs études, ce n’est pas une critique
mais un constat, qui peuvent accéder à certains postes.
Et les autres ? Les plus précaires ? Les lesbiennes des usines
?
Il y a eu des groupes de lesbiennes d’usine, qui s’appelaient
entre autres en 1993, les « baragouineuses ». Cela a duré
deux ou trois ans. Lyon a une vieille histoire d’un hôtel
pour femmes, de groupes de femmes de différentes classes sociales.
Le gros problème en France, c’est la non analyse des classes
sociales dans le milieu lesbien et féministe, la non analyse
des classes culturelles et la non prise en compte de ce qu’a pu
être l’apport et le blocage des luttes féministes
les plus réformistes, autour de la procréation (pilule).
Mais on n’analyse pas les sexualités et on n’en parle
surtout pas, parce que comme on est avant-garde et qu’on se comporte
comme une avant-garde, il faut faire attention aux masses. Il ne faut
pas surtout pas inquiéter les masses de femmes en parlant des
sexualités. Alors que si nous avions dès le début
en tant que lesbiennes et en tant que féministes et/ou hétéro
assumées, si nous avions mis en avant les sexualités comme
étant quelque chose de révolutionnaire dans le sens noble
du terme, nous aurions avancé autrement. Je ne fais pas de la
politique fiction. Je pense que nous serions ailleurs. Nous ne serions
pas restées à « femmes victimes de violence »,
« femmes et pilule », « femmes et procréation
», « ouverture de refuges » etc. Même si je
suis pour et que je me bats à l’heure actuelle pour que
la Mairie de Paris ouvre un lieu pour femmes subissant des violences
masculines, ce qui n’existe pas sur Paris.
Voilà ce qui manque encore à l’heure actuelle en
France en 2003. Je trouve dommage qu’on ne parle pas de la CNL
et de sa place ou de sa non place dans tout cela. Ce n’est pas
pour rien que je ne milite plus à la CNL. Sans cracher dessus.
J’ai du mal.
H : Je voudrais présenter la Barbare pour celles qui ne connaissent
pas. C’est un lieu lesbien et féministe ou féministe
et lesbien, non commercial et autogéré et en non mixité
pour les personnes qui ont été sociabilisées en
tant que femmes et petites filles.
I : Tout à l’heure, tu disais « violences masculines
» plutôt que « victimes de violences conjugales »,
car c’est mettre en premier l’appropriation collective et
sociale des femmes avant l’appropriation privée. Je suis
d’accord. Je pense que l’appropriation privée des
femmes, c’est pour asseoir une position machiste et phallocratique
sociale, collective des hommes. C’est pour avoir un pouvoir patriarcal
dans la société.
J : A propos des violences faites aux femmes, j’ai fréquenté
les associations d’aide aux femmes victimes de violences conjugales.
La dénomination a changé. Sur Asnières, on parle
de « violences en privé » et on ne parle plus des
agresseurs mais des « auteurs ». Je trouve cela fort car
à la limite, un « auteur », c’est valorisant.
On peut penser à la littérature. C’est quelqu’un
qui crée.
N.C. : Et ça annule le rapport de pouvoir.
J : Ce qui m’inquiète, c’est qu’il y avait
eu à Cineffable, il y a quelques années, un débat
à propos des violences
conjugales dans les couples de lesbiennes.
Vers la fin du débat, de jeunes lesbiennes étaient intervenues
en disant « mais pourquoi ne parle-t-on pas des hommes battus
parce que c’est aussi un problème, c’est malheureux
pour eux ». C’est vrai qu’individuellement un homme
battu, c’est une souffrance, mais dire que c’est la même
chose que les femmes battues, c’est bien la preuve que chez certaines
jeunes lesbiennes, il n’y a plus du tout la dimension féministe
et politique de la réflexion des femmes aliénées,
agressées en tant que sexe féminin. En disant les hommes
c’est pareil, c’est vouloir gommer à tous prix la
construction de l’oppression.
N.C. : La différence, c’est qu’en général,
quand les femmes subissent des violences, c’est justement par
définition du fait de l’appropriation de la classe des
hommes sur la classe des femmes, alors qu’une femme, ce qui est
très minoritaire, lorsqu’elle tue ou qu’elle bat,
c’est dans un cas de légitime défense, ce qui n’est
pas la même logique.
J’aimerais revenir sur l’institutionnalisation. Je suis
à l’université sans y être car je fais un
doctorat.
Souvent je me pose la question du bien fondé d’enseigner,
puisque j’enseigne aussi, les études dites féministes,
ou d’enseigner le lesbianisme radical dans l’institution.
Par ailleurs, ma critique, c’est qu’on voit toujours une
différence de traitement entre ce qui est issu du lesbianisme
car le lesbianisme n’est pas considéré comme une
véritable théorie, alors que les théories féministes
sont légitimes. Et deuxièmement qu’il n’y
a pas le même traitement ni en termes de poste ni en termes de
financement de thèse. On est tout le temps renvoyées à
l’orientation sexuelle. Par exemple, l’atelier que j’ai
organisé à la fac, qui a donné le livre, a été
organisé chez les féministes puisque c’était
un colloque francophone d’études féministes. Il
y avait cinquante ateliers. On a subi un problème de harcèlement
sexuel de la part d’un enseignant. Nous avons été
deux à dénoncer l’attitude de l’enseignant
qui était dans l’équipe. Maintenant il a démissionné.
La position des statutaires de l’équipe a été
de dire qu’il fallait un homme dans l’équipe, qu’il
y a une volonté absolue de mixité. Moi, je suis partie
de Toulouse car ce n’était plus possible.
Il y a une protection du savoir féministe du fait qu’on
peut questionner aujourd’hui l’analyse des rapports sociaux
de sexe, le rapport de ces femmes qui ont bénéficié
des mouvements des années 1970, alors que d’autres sont
restées sur le carreau, dont Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin,
Claire Michard qui n’a jamais eu de poste. Elles n’ont jamais
eu ce qu’elles méritaient. On peut poser la question aujourd’hui,
pas en terme de mouvement militant mais de savoir du côté
des pratiques féministes.
L’autre question est pourquoi le savoir issu du lesbianisme en
tant qu’outil théorique n’est jamais repris en compte
ni analysé et qu’on est toujours renvoyées à
la question de l’orientation sexuelle ? Alors qu’il y a
un véritable outil opérationnel. C’est un débat
qui m’intéresse.
Comment on réutilise cet outil conceptuel alors qu’encore
bien souvent on s’identifie en tant que pratique sexuelle et non
pas en tant qu’être politique et conceptuel ?
K : On peut s’interroger sur ces effets générations,
comme s’il y avait un fossé qui se creusait.
Personnellement je suis à cheval entre les deux.
Mais il se passe beaucoup de choses en ce moment. Il y a encore des
groupes de lesbiennes féministes. Nous formons un groupe qui
s’appelle « les lesbiennes féministes de Méru
». Il y a beaucoup de femmes lesbiennes qui mettent en œuvre
des choses qui s’appuient sur toute cette pensée des années
1970. C’est vrai qu’il y a parfois des fossés avec
des femmes qui ont le même âge que nous. On se dit que c’est
comme si rien n’avait été fait.
Cette question de mixité est primordiale. Dans le groupe de Méru,
on a tout de suite établi qu’on allait être entre
nous pour pouvoir discuter. Cela semblait aller de soi, mais on en a
quand même parlé. Si aujourd’hui je demandais à
d’autres lesbiennes de venir, ce serait une des premières
questions : « pourquoi la non mixité ? ». C’est
fatigant d’avoir à chaque fois à re-expliquer. On
pourrait faire le point car il existe beaucoup de choses. Repartons
au moins avec cela, sinon il va ressortir de ce débat une impossibilité
de parler ensemble, parce que c’est souvent un débat coupé.
Il va en ressortir qu’il n’y a rien en ce moment, alors
que ce n’est pas le cas. C’est en partageant un peu cette
expérience qu’on va pouvoir savoir où l’on
va. J’aimerais bien que toutes celles qui sont dans des groupes
de lesbiennes, dans des actions précises, en parlent un peu.
Pour moi, c’était un débat sur les lesbiennes féministes,
mais un débat au présent, sinon nous ne serions pas là.
Je voudrais vous parler de notre groupe. Nous avons fêté
notre premier anniversaire. Nous ne sommes pas nombreuses, mais nous
nous positionnons très clairement en tant que lesbiennes féministes.
L’année dernière, nous avons fait une action qui
s’appelait « les lesbiennes sont dans le bus ». Aujourd’hui,
nous travaillons sur un jeu de cartes qui va nous permettre de nous
entraîner mutuellement à faire face à certaines
violences d’hommes, au quotidien, et à prendre position,
que ce soit oralement ou physiquement. Nous allons nous apprendre ensemble
ce que nous pouvons faire dans tel contexte ou dans tel autre. C’est
un jeu de cartes avec un système de jeu de rôle, qui s’inspire
un peu des jeux actuels. On essaie d’apporter des réflexions.
Cela dit, ces questions sont des questions des années 1970. On
y est toujours. Nous sommes à Méru, dans l’Oise,
mais nous nous retrouvons aussi à la Maison des femmes, à
Paris, car nous prenons un temps pour nous rencontrer.
L : Je voudrais vous parler d’une association internationale de
femmes motardes. Nous étions 300 motardes essentiellement de
l’Europe du nord. J’étais la seule française
lesbienne. Il y a une section France qui ne fonctionne pas. J’ai
demandé pourquoi il n’y avait pas de visibilité
quand au fait que c’était une majorité de lesbiennes.
On m’a répondu que l’association est avant tout féministe
et le fait qu’il y a une majorité de lesbiennes n’a
rien à voir avec le noyau dur. Je ne sais pas si vous connaissez
cette association qui trouve son origine aux Etats-Unis dans les années
1950. Chaque année l’association se réunit dans
des pays différents. Elle réunit des femmes motardes,
passionnées par la moto, qui veulent échanger autour de
la moto. Il n’y a pas d’engagement. Je ne sais pas bien
pourquoi c’est féministe. Ce qui m’a étonnée,
c’est que la visibilité lesbienne n’est qu’à
l’intérieur et à l’extérieur, elles
ne revendiquent pas cet aspect-là. Il y a un club à Paris
qui n’est pas du tout visible, mais là encore il n’y
a pas cette volonté de revendication par rapport à la
question du lesbianisme. C’est étonnant.
G : Nous avons un projet qui s’appelle Terra, qui est une terre
lesbienne féministe. Nous ne sommes pas séparatistes et
ce n’est pas un refuge. C’est une terre d’expérimentation,
de liberté. Ce qui m’intéresse, c’est de voir
ce que nous pouvons construire ensemble. Quel est notre projet ? Je
ne suis pas sur le front de l’oppression. J’ai passé
de nombreuses années à me battre contre la violence faites
aux femmes et aux petites filles. De cette lutte-là est venue
une envie de construire, parce que je me suis dit que je ne pouvais
pas passer ma vie uniquement à me battre contre parce que je
n’ai rien dans la main, je reste les mains vides par rapport à
qui je suis.
Ce qui m’intéresse, c’est de voir « qui sommes-nous
réellement, en tant que lesbiennes et féministes ? ».
Si nous voulons rendre quelque chose visible, pas seulement comment
pouvons-nous nous battre contre, mais qui sommes-nous ? Cela demande
beaucoup d’expérimentation, des lieux comme la Barbare,
l’Ecole lesbienne à Toulouse, Terra, et beaucoup d’autres
lieux, comme ici. Pouvons-nous nous mettre d’accord sur des valeurs
? Je me dis qu’il y a d’autres peuples, car nous formons
un peuple, qui n’ont pas de pays mais qui ont développé
une culture identitaire, des valeurs, qui font qu’ils peuvent
se retrouver. Pour l’instant, je trouve que nous commençons
juste à trouver ces valeurs. Comment avons-nous envie d’être
ensemble ? Qu’avons-nous envie de créer ? Quelle sorte
de littérature ? De peinture ? De danse ? De chant ? Comment
voulons-nous communiquer ensemble ? Qu’est-ce qui nous appartient
? Qui fait que nous disons « lesbienne féministe »
? Sans que ce soit une formule ni quelque chose de figé. Comment
pouvons-nous évoluer dans un tel projet et pas uniquement dans
« on va se battre » ? Nous serons de toutes façons
obligées de nous battre. J’en suis consciente. Mais qui
sommes-nous ? Sur quoi pouvons-nous nous retrouver dans la joie ?
Nous avons une brochure qui s’appelle Terra. Cela fait dix ans
que nous existons. L’été dernier, nous avons fait
une semaine de créativité. C’était affiché
à la Maison des Femmes et dans les endroits lesbiens.
M : Je voudrais donner mon point de vue. Vous disiez qu’il y avait
différents courants dans les années 1970 chez les lesbiennes.
Vous étiez animées, pour certaines, par le marxisme léninisme.
Si on prend cette idéologie-là, c’est aussi se battre
contre le classisme et le classisme, pas seulement de la classe des
femmes opprimées par les hommes, mais aussi le classisme envers
les différentes classes sociales.
En tant que lesbiennes, on s’essouffle car on n’a pas intégré
toutes les différentes classes de lesbiennes au niveau social,
telles que les lesbiennes de banlieue, les lesbiennes d’autres
cultures, même les trans-lesbiennes. Sur un plan autre, elles
ont aussi leur mot à dire. Elles ont leur expression d’une
idée de féminité qui est une transversalité
dans le fait qu’elles vivent une oppression parce qu’elles
sont devenues femmes et qu’elles ont finalement une légitimité
d’exprimer un féminisme et une orientation sexuelle féminine.
N.C. : Le lesbianisme politique, c’est de contester cette naturalisation
du sexe/genre. L’oppression de la classe des femmes passe aussi
par le fait qu’à la catégorie « femmes
», on attribue des types de comportement, apparence, pratique
de vie, rôle de vie etc. Le lesbianisme politique et le féminisme
matérialiste ont montré comment lorsqu’on dit le
genre construit le sexe, c’est à partir du genre qu’on
passe par la justification biologique pour maintenir la hiérarchie
des rôles de sexe.
Les transsexuelles ne font que mettre en adéquation l’application
au système de genre, puisque la volonté, c’est d’être
en adéquation au sexe social, concept de N.-C. Mathieu, c’est
à dire qu’il y a une non-conformité entre biologique
et social, tel qu’il est artificiellement construit, et ce n’est
qu’une mise en adéquation à ce sexe/genre.
Au niveau du lesbianisme politique, on ne peut pas incorporer la transsexualité
comme un mode politique de contestation du système global. Qu’on
intègre les luttes « classes sociales », «
classes racisées », « classes d’âge »,
« classes au niveau du corps et regard sur le corps », ce
sont toutes les formes d’oppression que subissent les femmes et
les lesbiennes encore plus. Ce n’est pas pour rien que ces oppressions-là
sont sur cette classe-là. La transsexualité, pour moi,
n’est qu’une mise en conformité au rapport sexe/genre
qui est le schéma type de l’oppression de la classe des
femmes et de l’application de l’hétérosexualité
comme système social.
M : On pourrait aussi dire que la dualité butch/fem revient à
cette adéquation. Il y a aussi un rapport à la masculinité,
à la féminité. On a peut-être besoin malgré
tout d’une déconstruction des genres.
N.C. : Pas déconstruction, non ; mais destruction, oui. Déconstruction,
c’est exactement typique de la tendance queer et vous pouvez déconstruire
autant que vous voulez, changer de genre tant que vous voulez. Parce
que vous êtes justement sexe social « femme », vous
subirez autant de viols que l’ensemble des femmes. Ce n’est
pas parce qu’on déconstruit, qu’on change de genre
et qu’on change de sexe, que cela révolutionne le social.
Par contre, destruction des classes de sexe en tant que rapport d’appropriation.
Déconstruction, pour moi, ne change rien du tout mais ne fait
que remodeler et rebâtir ce qui existe déjà.
M : Sur un autre plan, dans le milieu lesbien en France, il n’y
a pas eu assez de réflexion sur les classes racisées.
Actuellement, le groupe « Ni putes, ni soumises » a éclaté
en très peu de temps, alors que nous, les lesbiennes, on a un
peu stoppé nos réflexions alors que « Ni putes ni
soumises », ce sont des femmes qui ont exprimé leur oppression.
Ce sont les nouvelles féministes.
N.C. : Elles ne remettent pas du tout en question l’hétérosexualité
comme système, ni la place des femmes. Et puis quelles sont l’utilisation
et la réutilisation des institutions de ce mouvement ? Elles
n’en sont pas responsables, je sais.
B : Elles font un travail extraordinaire dans les banlieues, mais il
faut voir aussi comment elles sont utilisées à l’heure
actuelle, entre autre par la droite. Certaines sentent bien comment
elles sont manipulées.
N : Je viens de Belgique. Je fais partie d’une association qui
s’appelle « Genre d’à-côté »,
à Bruxelles. Je voudrais revenir sur la construction sexuelle
dès l’enfance. Nous traitons de la problématique
des genres et sexualités minoritaires. Cela reprend plus ou moins
tout. Au sein de notre association, nous sommes d’abord cinéphiles,
mais nous menons aussi d’autres actions. Nous menons des actions
féministes ou lesbiennes féministes, avec le soutien des
gays. Nous nous soutenons et par moment, nous nous séparons pour
pouvoir mieux poser les questions et mieux en discuter. Nous sommes
en train de nous élargir à une action qui serait d’apporter
dans les écoles. Nous voudrions aller discuter et débattre
avec les enfants et les adolescents. C’est pour vous donner de
petites idées d’actions.
B : Dans l’Education nationale en France, c’est très
difficile. Rien que sur les violences faites aux filles à l’école,
à la Maison des femmes et le groupe violence, nous n’avons
toujours pas pu rentrer dans l’école avec nos plaquettes
et nos informations et avec des animatrices qui sont d’accord.
C’est très difficile si ce n’est impossible.
N.C. : Pour conclure, on voit qu’il existe des groupes de lesbiennes
politiques ou lesbiennes féministes. C’est dommage qu’on
manque de temps mais on a à imaginer aujourd’hui ce qu’on
peut construire comme projet politique et social à partir du
lesbianisme politique, ce qu’on peut faire à partir de
là et imaginer le social autrement. Si nous sommes vivantes,
c’est bien pour imaginer comment ça pourrait être
autrement que ce qui existe. C’est ce qui nous permet de penser
et d’être en activité. Nous pouvons continuer à
réfléchir là-dessus.
Le
livre est en vente sur le site de l'éditeur (éditions
L'Harmattan,
collection "Bibliothèque du féminisme", code
ISBN : 2-7475-5501-1).
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