Rencontre
autour de Monique Wittig
Lundi
10 novembre 2003 -
15e festival Quand les lesbiennes se font du cinéma
Cineffable
: Nous voulons que cet échange nous permette de voir ce que
Monique Wittig a apporté et est encore susceptible d’apporter
à chacune. Nous allons parler des innombrables appropriations
de Monique Wittig, notamment avec Suzette Robichon,
activiste féministe et lesbienne depuis des temps immémoriaux.
Elle est accompagnée de Marie-Hélène
Bourcier et de Catherine Ecarnot.
Suzette Robichon et Marie-Hélène Bourcier ont organisé
et coordonné le colloque consacré à Monique Wittig,
en présence de Monique Wittig, dont les actes ont été
publiés Parce que les lesbiennes
ne sont pas des femmes .
Catherine Ecarnot est la seule à avoir travaillé sur
Monique Wittig et à avoir publié une thèse «
L’écriture de Monique Wittig ». Cela va permettre
de mettre en avant le travail d’écriture littéraire
de Monique Wittig.
La question
de lancement est « qu’est-ce qui vous a mis en contact
avec Monique Wittig et comment avez-vous découvert Monique
Wittig ? »
Suzette
Robichon
: Pour moi, qui me définis avant tout comme lesbienne, dans
la définition féministe et lesbienne, ma rencontre avec
Monique Wittig a accompagné ma trajectoire de vie.
J’avais 17 ans quand L’Opoponax
est sorti. J’aimais les livres. Je l’ai lu, parce que
c’était le Prix Médicis, parce que c’était
une jeune auteure, que je ne connaissais pas du tout. Je n’avais
pas la télé et je ne pouvais pas deviner l’aventure
qui allait commencer. Cet Opoponax-là, qui est si mystérieux,
m’a marquée. Il y a des livres qui vous marquent : vous
ne savez pas pourquoi, vous savez qu’ils vont être importants.
Quand vous les lisez, vous ne percevez
pas forcément tout ce qu’a voulu faire l’auteure,
mais ils vous parlent. Ensuite, il y a eu mai 1968 et un an après
Les Guérillères.
Je n’étais pas à Paris. Je n’étais
ni dans le mouvement féministe qui était en train de
se mettre en place, ni dans le mouvement lesbien qui n’était
pas encore là. J’étais dans la politique d’extrême
gauche. Mais voir apparaître Les
Guérillères et un peu après
Le Corps lesbien,
ça fait un choc. Surtout quand on est lesbienne depuis toujours,
en ce qui me concerne, au sens où c’est une identité
qui était ancrée même si je n’avais pas
le mot quand j’étais ado.
Néanmoins lire Les Guérillères
ou Le Corps lesbien,
ou essayer de les lire car si je les ai achetés, lus, traversés,
repris, cela ne veut pas dire que je les ai lus comme quelqu’un
qui voit Le Corps lesbien
sur une étagère de librairie, le moins qu’on puisse
dire, c’est que c’était plus qu’un choc.
C’était quelque chose d’extrêmement fort
et même de violent. Ce choc, beaucoup de lectrices l’ont
eu. Une traductrice du Corps lesbien en allemand dit qu’elle
a rencontré Le Corps lesbien en librairie
et qu’elle a mis du temps à réaliser que ce titre-là
était bien un livre publié aux Editions de Minuit et
qu’il était bien ce qu’elle pensait qu’il
allait être. Encore que quand on ouvrait les pages, on découvrait
une écriture qui ne correspondait à rien de ce qu’on
avait lu jusque là. Pour lire Le
Corps lesbien, il fallait traverser quelques
années. Je l’ai réellement lu plus tard, mais
peut-être pas à la première lecture. Ce sont des
moments très importants, qui marquent. Il fait partie des livres
dont on sait qu’ils vont nous marquer mais lorsqu’on les
lit, on ne sait pas. Moi par exemple, le on
de L’Opoponax,
le elle des Guérillères et tout ce travail littéraire,
je ne le percevais pas à la première lecture. Ce que
je percevais, c’était le texte dont l’effet littéraire
était parfait puisqu’il me prenait complètement.
C’est après que j’ai compris tout ce qu’il
y avait, que j’ai compris ce que cela signifiait pour une auteure
qui avait eu le Prix Médicis en 1964 et qui était un
grand espoir de la littérature française avec Claude
Simon, Marguerite Duras, avec toutes les excellentes critiques qu’elle
avait eues, de se projeter avec un livre comme Le Corps lesbien. Dans
le mouvement littéraire français, c’était
être plus que pionnière. C’était faire quelque
chose d’assez étonnant, dans le sens réel du terme.
L’aventure commençait à se dessiner. Nous avons
créé Masques
qui était une revue mixte.
C’était quand j’étais à Masques
qu’est sorti le texte qui était dans Questions
féministes. J’étais alors
à Paris et j’en savais plus sur Monique Wittig, sur ses
passages dans les groupes et tout ce qui circulait sur elle. Il y
a eu ce fameux texte sur « Les
lesbiennes ne sont pas des femmes ». Je
le dis rapidement car vous savez de quoi je parle.
Cela a fait comme un sens global pour moi, dans la mesure où
nous étions dans l’interrogation lesbianisme féminisme
: ne pas forcément se reconnaître dans le féminin
tel qu’il pouvait être exalté par certaine tendances
du féminisme et se reconnaître plus dans le mot «
lesbienne », sans forcément toujours savoir ce qu’on
voulait mettre derrière. Ce texte est paru à un moment
où à Masques, nous faisions un travail de recherche
sur les Gouines Rouges, le fameux groupe mythique. C’était
6-7 ans après les Gouines Rouges mais c’était
déjà un mythe. Personne ne connaissait vraiment l’histoire
des Gouines Rouges. Il fallait aller interviewer les unes et les autres.
Chacune avait sa propre histoire. Il y avait tout cet ensemble et
il y avait Monique Wittig qui était une figure présente
avec tous les ouvrages et quelques nouvelles qu’on pouvait découvrir
dans Le Nouveau Commerce ou dans d’autres revues.
Puis l’aventure a commencé avec Vlasta,
une revue des « fictions/utopies amazoniennes » que
j’ai créée en 1983 avec Sylvie Bompis et Michèle
Causse. Pour nous, c’était clair que cette revue n’était
pas dédiée à Monique Wittig mais c’était
tout comme. Cela se voit quand on lit l’édito du premier
numéro. Nous avons fait toute une série de citations
qui reprennent ses phrases. Elles disent que « chaque mot doit
être passé au crible », par exemple. C’est
une phrase qu’on retrouve à l’époque dans
toute une série de librairies qui mettent sur les murs des
citations de Monique Wittig, ou dans les maisons de femmes. Et surtout
cette phrase qui est dans l’avant note à La
Passion de Djuna Barnes, qui est un recueil de
nouvelles traduites par Monique Wittig :
«
il nous faut, dans un monde où nous n’existons que
passées sous silence, au propre dans la réalité
sociale, au figuré dans les livres, il nous faut donc, que
cela nous plaise ou non, nous constituer nous-mêmes, sortir
comme de nulle part, être nos propres légendes dans
notre vie même ».
Cette
phrase reste pour moi extrêmement importante. Elle a guidé
et guide toujours mon activisme ou mon militantisme dans la mesure où
pour moi l’important, c’est la transmission. En faisant Vlasta, ce que
nous voulions faire, c’était transmettre les écrits
théoriques et transmettre les écrits littéraires.
Nous avions moins d’argent pour faire du travail photo ou iconographique,
mais nous voulions transmettre. Transmettre pour se constituer nos propres
légendes.
Je dis que Le voyage sans fin a commencé pour moi en 1983 avec
Vlasta parce que quand je suis allée à Montréal
pour présenter Vlasta, j’ai rencontré Louise Turcotte.
C’était une amie de Monique Wittig et elle était
au début du mouvement ici. Sachant qu’elle allait venir
en 1985 pour Le voyage sans fin et pour la sortie de Virgile,
non, c’était évident pour nous
que nous devions faire un numéro spécial Monique Wittig.
L’aventure
a commencé à ce moment-là parce que faire un numéro
spécial Monique Wittig, c’était un gros défi
: il fallait rassembler des textes qui étaient essentiellement
écrits dans d’autres langues. Paradoxalement, à
l’époque, il n’y avait pratiquement rien d’écrit
sur elle en français ; par contre aux Etats-Unis, vous pouvez
reprendre le Vlasta spécial Monique Wittig, il y avait Diane
Crowder, Namascar Shaktini et d’autres auteures, dont certaines
étaient au Colloque, qui avaient commencé tout un travail
sur Monique Wittig. Il fallait les retrouver, les rencontrer, traduire,
faire tout un travail de Colloque. C’était un gros travail
pour nous, qui étions une petite équipe de bénévoles.
Nous avions la passion de vouloir faire connaître encore plus
Monique Wittig et de saluer son retour en 1985 avec Le
voyage sans fin et Virgile,
non. Quand je dis que Le voyage sans fin a commencé,
c’est parce qu’on a travaillé avec Monique Wittig.
C’est une aventure et un voyage qui continue pour moi d’ailleurs.
On a également publié Le
voyage sans fin, qui est aujourd’hui épuisé.
Nous l’avons édité en même temps qu’il
sortait au théâtre Renault Barrault, où il a été
joué pendant un mois.
Quand je dis que l’aventure du voyage sans fin continue, c’est
l’aventure du travail avec elle, l’aventure de la transmission.
Il y a eu quelques petites escales, dont une était le colloque
organisé avec Marie-Hélène Bourcier en 2001.
Le désir que j’ai aujourd’hui, c’est de continuer
cette aventure et ce voyage en faisant connaître Monique Wittig.
J’ai envie de nous dire, à nous toutes, que c’est
un voyage sans fin parce que si on relit ou si on lit Virgile,
non, on voit qu’il n’existe pas de
paradis pour les lesbiennes à atteindre en traversant un Mississipi
hypothétique derrière lequel il y aurait un territoire
libre où nous serions toutes heureuses. Loin de là. C’est
dans le travail et le voyage qu’on doit avancer, sans forcément
catégoriser un certain nombre de choses. Cela m’est difficile
de parler parce que je suis émue, mais voilà ce que je
voulais dire aujourd’hui. Juste quelques mots sur Le
voyage sans fin.
Marie-Hélène
Bourcier : Comment ai-je rencontré Le
Corps lesbien ?
J’ai trois portes d’entrée pour Monique Wittig.
La première, c’est un curé ; la deuxième,
c’est une théoricienne post-féministe américaine
; et la troisième, c’est Suzette Robichon.
La première fois que j’ai rencontré le livre Le
Corps lesbien, je ne savais pas qui était l’auteure.
C’était dans la bibliothèque du curé des
Maisons d’éducation de la Légion d’honneur
où j’ai passé huit ans. Croyez-moi, ce n’est
pas vrai qu’il s’y passe tant de choses entre filles et
que l’homosexualité de situation y est si développée
que ça pour ne parler que de ça pour celles qui ne veulent
pas être lesbienne toute leur vie. Cela m’aurait bien
arrangée qu’elles n’y soient que pendant les huit
ans où j’y étais, après elles font ce qu’elles
veulent. Il faut se rendre compte que c’était une institution,
genre « jeunes filles en uniforme », où les livres
étaient censurés.
Aller chez le curé, c’était avoir accès
à sa bibliothèque. Là-haut, au dernier étage,
il y avait Emmanuelle et Le
Corps lesbien.
C’est là que j’ai vu pour la première fois
ce livre et, comme beaucoup de lesbiennes de ma génération,
c’était aussi un des rares livres sur ce que certaines
appelleront l’eros, la pornographie, en tout cas le sexe lesbien.
Je l’ai lu. A l’époque, j’avais une orientation
sexuelle lesbienne mais j’étais bébé lesbienne
sans le savoir. Je n’avais pas d’identité lesbienne.
Je n’avais aucune culture lesbienne. C’était dans
les années 1980. Dans les années 199O, j’ai cherché
à me politiser. Je n’y arrivais pas bien. Je suis allée
au Festival de Films Gays et Lesbiens de Londres, puis j’ai
lu les théoriciennes. C’est la deuxième entrée.
J’ai lu Gender Trouble de Judith Butler,
qui était une critique du féminisme identifié
femmes. Je suis tombée sur des passages qui analysaient les
grandes données politiques de Monique Wittig : que l’hétérosexualité
est un régime politique, que les lesbiennes ne sont pas des
femmes et que sans doute, le féminisme gagnerait à se
désidentifier avec, comme fondement et comme point d’arrivée,
la femme. Cela m’a complètement tourné la tête.
Je me suis dit « c’est complètement ça
». Pour la première dois, j’ai compris qu’il
y avait une politique lesbienne possible, imaginable, voire une identité
lesbienne, ce que Monique Wittig aurait peut-être récusé,
mais je l’ai vécu comme ça. En fait, je lisais
Monique Wittig, la politique, en anglais.
En lisant Judith Butler, j’ai lu Teresa de Lauretis qui était
proche de Monique Wittig et qui enseigne toujours à l’Université
de Santa Cruz aux Etats-Unis, dans un département formidable,
comme on n’en aura jamais en France où vous avez aussi
bien Angela Davis, Gayle Rubin, des cours sur le S/M, des cours sur
le féminisme noir etc. J’ai lu des textes de Teresa de
Lauretis qui parlaient beaucoup de Monique Wittig et de cette stratégie
de subjectivité féministe, post-féministe, de
désidentification avec la femme etc. Je me suis dit qu’il
fallait que Monique Wittig revienne en France. C’était
mon idée : il fallait qu’elle vienne nous aider, qu’elle
rentre. D’ailleurs je le lui ai dit et elle s’en foutait.
Il y a toujours un grand décalage entre les livres et les personnes.
Au début, je me disais qu’elle allait revenir, que ça
allait repartir, qu’il y allait enfin avoir un mouvement. Je
ne connaissais rien du mouvement féministe et du mouvement
lesbien.
Sur ces entrefaites, on monte une association qui s’appelait
le Zoo et on décide de travailler les textes de Monique Wittig.
C’est là que Suzette Robichon vient et qu’elle
transmet ce que je n’avais trouvé nulle part ailleurs.
Oui, il y avait bien deux textes de Monique Wittig qui étaient
parus en français dans Questions
féministes, mais je n’en avais aucune
connaissance. Si je voulais savoir quelque chose sur le féminisme,
je ne savais pas où aller. Au début, dans les années
1980, j’étais allée à la Libraire des Femmes,
rue de Seine. Mais avec Suzette, on a entrepris qu’elle nous
raconte et qu’elle nous transmette. J’ai enfin compris
ce qui s’était passé avec le Front lesbien radical,
comment Monique Wittig avait pu en être l’inspiratrice.
J’imaginais des raisons très politiques pour lesquelles
elle avait quitté la France, qu’on l’avait jetée
de France parce qu’elle était politique… J’imaginais
des tas de trucs qui ne sont pas forcément faux, mais je n’en
sais rien, je n’étais pas là.
Je
me suis dit qu’il fallait absolument traduire en français La pensée straight de Monique Wittig. Il était paru dans les années 1980
à Beacon Press. Je lisais tous les textes des études
dites gays et lesbiennes, ou des queer studies, ou des lesbian studies,
qui opéraient une relecture voire une appropriation, pas forcément
fidèle. C’est d’ailleurs pour cela que Monique
Wittig est importante : il y a énormément de gens qui
trafiquent son texte, qui se l’approprient et qui déclinent
cette fameuse phrase : « les lesbiennes ne sont pas des femmes
». Je lisais des textes comme Female
to male de Jacob Hale, qui enseigne maintenant à l’université de Berkeley, et qui expliquait
sa transition et sa déconstruction du genre à partir
de cette phrase. Nous nous sommes dit qu’il fallait traduire.
C’était un paradoxe de traduire Monique Wittig en français,
mais c’était l’objectif. Il y a eu une opportunité
et on a foncé. Mais si Suzette Robichon n’avait pas été
là, je n’aurais jamais pu demander à Monique Wittig
si elle était d’accord. Elle ne m’aurait jamais
répondu. Quand je l’ai enfin vue, je lui ai dit qu’il
fallait revenir, mais elle avait d’autres choses à faire.
Je me suis dit « ce n’est pas grave, on fera la traduction
». C’était très important, voire fondamental,
d’organiser ce « retour » du texte politique de
Monique Wittig. En France, nous l’avons bien vu quand elle est
partie en janvier, la presse française était à
la limite d’accord, mais du bout des doigts, de parler de la
Monique Wittig écrivaine, qui avait eu le Prix Médicis.
Mais pour parler de la politique, là où ça fait
mal, de la politique, qui a amené Monique Wittig contre le
système de pensée et de genre straight, il n’y
avait plus personne. Je pense que de faire ce colloque a été
un moment fort, qu’elle soit là, que j’aie pu le
faire avec Suzette Robichon. Même si je n’aime pas trop
les couples, on fait un joli couple, en tout cas pour le colloque.
C’est vrai que c’est en passant par l’anglais et
par les traductions théoriques et politiques qui se déroulaient
dans les années 1990 que j’ai lu Monique Wittig.
Catherine
Ecarnot : C’est un texte théorique que j’ai
lu en premier. Je faisais mon mémoire de maîtrise sur
Nathalie Sarraute. J’ai lu « Le
Lieu de l’action » qui est un texte
de critique littéraire. Monique Wittig était un grand
écrivain et aussi une grande lectrice, avec beaucoup de finesse.
Dans Le lieu de l’action, elle parle
de l’écriture de Nathalie Sarraute qui était un
écrivain qu’elle admirait particulièrement.
Ensuite, j’ai lu un autre texte de critique littéraire,
l’avant note à La Passion
de Djuna Barnes. Il commence par « Que l’écriture
féminine n’existe pas doit être dit avant de commencer.
L’écriture féminine, c’est comme la cuisine
et les arts ménagers ». Cela m’avait beaucoup
séduite. Ensuite, j’ai eu envie de lire Monique Wittig
l’écrivain, ses fictions. J’étais très
nouvellement lesbienne quand j’ai ouvert L’Opoponax.
J’ai lu « Le petit garçon qui s’appelle Robert
Payen entre dans la classe le dernier en criant qui c’est qui
veut voir ma quéquette, qui c’est qui veut voir ma quéquette
». Ce n’était pas le moment pour moi. J’ai
reposé le livre. Et j’y suis revenue plus tard. Je dirai
que L’Opoponax, c’est un charme.
L’Opoponax d’abord, puis le
reste aussi. Cela vous met dans une sorte d’état particulièrement
réceptif, de plus en plus curieux, de plus en plus vivant.
On a souvent dit qu’on vivait L’Opoponax
avec Catherine Legrand. C’est ça. Et puis il y a tout
cet humour. C’est un charme. J’ai plongé dans l’ensemble
des textes de Monique Wittig.
Plus tard, j’ai voulu faire ma thèse de doctorat sur
l’œuvre de Monique Wittig. J’ai raconté quelques
fois que j’avais contacté Nicole Mozet qui pensait comme
moi, que c’était important de faire une thèse
sur Monique Wittig, que c’était un auteur important.
Mais elle était inquiète pour moi, pour ma carrière.
Elle est dix-neuvièmiste et elle ne connaissait pas très
bien Monique Wittig. Pourtant elle m’a dit qu’elle ne
m’enverrait pas auprès de quelqu’un d’autre,
parce que personne à part elle n’accepterait de me diriger
dans cette thèse. Voilà. J’ai fait ce travail
avec beaucoup de plaisir, même si c’est un travail, parce
que ces textes-là ne m’ont jamais déçue.
Ils sont d’une richesse extraordinaire et j’étais
un peu dans ce monde wittigien.
Pour
l’anecdote, il y a aussi la soutenance, avec trois membres du
jury très élogieux, très contents mais aussi
des réflexions, comme « je suis contente de vous voir,
de voir comment vous êtes, parce que je me demandais bien qui
avait osé faire une thèse sur Monique Wittig ».
Nous étions en décembre 1999, tout à la fin du
XXe siècle. Cela faisait pratiquement vingt ans que Namascar
Shaktini avait fait la première thèse sur Monique Wittig,
en Californie.
Je reviens à ce charme de L’Opoponax,
cette façon d’être de plus en plus vivant. Je crois
que ce qui est très important dans l’ensemble des textes
de fiction de Monique Wittig, c’est cette lutte contre la mort
et pour la vie. La mort est très présente dans L’Opoponax.
On l’a souvent remarqué. La mort, comme la fin de la
vie. Du côté de la mort, le sens se fige. Les mots ont
un seul sens, ils s’appauvrissent. C’est le figement du
sens. Et aussi des grands mots qui ne peuvent avoir qu’un sens
mais qui sont porteurs d’illusion. Je pense à «
bonheur », « vie » pourquoi pas, « amour »
sûrement, « lesbienne » aussi. On peut remarquer
que le mot « lesbienne » est absent de tous les textes
de fiction de Monique Wittig à part Le
brouillon. Il y a des croyances aussi qui sont
du côté de la mort. Il y a Dieu, il y a l’homme
au sens humaniste, l’illusion identitaire, le mythe de la femme,
bien sûr. Il y a aussi le rejet et l’ignorance des textes
du passé. L’idée que nous sommes lesbiennes et
que cela ne nous regarde pas, que c’est la culture des hommes,
n’est pas l’idée de Monique Wittig.
Au contraire, ce qui est du côté de la mort, c’est
l’usurpation par le masculin, par la pensée straight
de cette culture. Ce qui est du côté de la mort, ce serait
un refus de la culture, une immersion dans le pré-verbal, le
pulsionnel, le maternel, le féminin. Du côté de
la mort, il y a aussi l’absence des mots pour dire les relations
entre les femmes.
Du côté de la vie, il y a ce doute de Monique Wittig,
un doute, une recherche incessante, sans concession, qui lui permet
d’explorer scrupuleusement l’héritage culturel.
On voit comme Quichotte est toujours en train de lire. Les livres
sont présents. C’est extrêmement important pour
Monique Wittig. Du côté de la vie, il y a cette recherche
d’une authenticité, quelque chose d’infime. A un
moment donné, dans Le Corps
lesbien, elle dit « qu’est-ce que
le moi ? », après Pascal. Le moi, chez Monique Wittig,
je crois que c’est une quête jamais achevée. C’est
une tension perpétuelle, pour dire « je », pour
dire vraiment, pour être celui qui dit « je » dans
une énonciation singulière même si c’est
une répétition. Le moi se construit aussi à partir
du désir de l’autre, très fortement. On entendait
dans les textes qui ont été enregistrés comment
le manque de l’autre est absence, est mort. Ce désir,
cette tension vers l’autre, donne vers le langage, toujours.
Au sujet en somme, à l’idée de subjectivité,
de sujet constitué, Monique Wittig oppose la pratique cognitive
du sujet, c'est-à-dire qu’elle nous propose toujours
un exercice de la subjectivité. Il ne s’agit jamais d’une
subjectivité achevée. Elle est toujours en exercice.
L’exercice de la subjectivité se fait de façon
privilégiée dans l’écriture et dans la
sexualité. Parce qu’écrire d’un point de
vue lesbien, je dis bien « point de vue lesbien », je
ne parle pas d’écriture lesbienne ou de sujet lesbien,
écrire de ce point de vue de lesbienne ou faire l’amour
avec une autre lesbienne, je pense que chez Monique Wittig, c’est
toujours aller d’une sorte de pré-science, quelque chose
qui n’est pas nommable, de tension informe de sensations qui
sont difficiles à nommer, illimitées, vers les codes,
vers les mots du langage, vers les gestes attendus, les codes sexuels
et linguistiques. Ce va-et-vient de l’informe aux codes, au
dicible, au visible, qui est constant dans toute l’œuvre
de Monique Wittig est au cœur de la vie. Qu’est-ce que
c’est « moi » ? C’est cette construction perpétuelle,
cet exercice singulier entre le langage et l’autre d’un
côté et puis cette innommée qui me tient à
cœur. C’est le parcours de la narratrice du Corps lesbien,
c’est le parcours de Quichotte aussi dont la passion folle a
lieu. Il y a une scène où sa passion folle a plus de
place que la raison. C’est le cas aussi des Guérillères
et de Catherine Legrand bien sûr. J’ai dit que j’avais
d’abord rencontré Monique Wittig par des textes de critique
littéraire. C’est vrai que ses textes de critique littéraire
sont d’une subtilité extraordinaire et que je ne saurais
trop recommander de lire ou de relire La
marque du genre, ou quelques remarques sur Les
Guérillères, que Marie-Hélène
Bourcier a réunis et a traduits pour certains, où elle
développe cette idée qu’il y a une perméabilité
de la réalité au langage.
Le langage dominant a façonné notre réalité,
même nos corps. C’est ce langage nouveau, le langage de
la contestation qui peut transformer la réalité. Cette
idée est très importante. Je pense que Monique Wittig
avait l’intention de la développer dans le chantier littéraire
qu’elle n’a pas pu terminer. C’est une idée
très importante qui renouvelle complètement le rapport
entre politique et poésie et qui explique la place particulière
de Monique Wittig entre nouveau roman et lesbianisme radical.
Cineffable
: Nous redonnons la parole à Eugénie Kuffler.
Eugénie
Kuffler : Je suis très contente d’être ici.
Je voudrais parler d’un travail qui a été réalisé
en 1982 à Radio France Culture pour l’atelier création
qui était une émission extrêmement inventive.
C’était une idée de Syn Guérin qui était
une Gouine Rouge. Elle a fait mai 1968, elle connaissait Monique Wittig,
« Théo » comme elle l’appelait, depuis très
longtemps. C’était extrêmement important pour elle.
Elle avait un groupe de théâtre et Monique Wittig y allait.
Elle était sûre que Monique Wittig s’était
inspirée de ses séances de théâtre pour
intégrer des éléments dans Les
Guérillères. Syn n’est malheureusement
pas là aujourd’hui. Cela aurait été très
bien qu’elle soit ici parce que, comme pour vous, sa rencontre
avec l’écriture de Monique Wittig est quelque chose qui
lui donnait les mots et une image d’elle-même. C’est
une femme très forte et étonnante. Elle a fait un montage
des textes du Corps lesbien. Elle avait
besoin de quelqu’un pour l’aider à le mettre en
forme musicale et j’étais là à ce moment.
J’ai entrepris cela. Je l’ai découverte elle, j’ai
découvert les femmes politiques et j’ai découvert
ce texte, tout en même temps. C’était hallucinant
pour moi. J’avais très peu de recul et je prenais cela
très au sérieux. Vous connaissez le livre, elle démembre
le corps. Elle parle de chaque élément. Elle déchire
le corps et c’est un acte d’amour de voir l’autre
en train de faire couler son sang devant soi. J’étais
fascinée, mais c’était raide, parce que la relation
était fusionnelle.
Monique Wittig utilise le «
j/e »… Cela dépend de chacune,
mais vous avez peut-être une explication. C’est un «
moi » coupé ou un « je » coupé, où
il faut l’autre pour être le tout. Je ne sais pas. Mais
c’était une invention d’écriture qui correspondait
un peu à un éclatement de mon moi et du sien, en cherchant
cette fusion impossible... C’était héroïque
pour moi. C’était quelque chose de très fort.
J’aimerais que ce travail puisse être plus diffusé
parce que c’est tant de nous qui est là-dedans et c’est
une façon de faire sonner un texte. La prise de son était
de Madeleine Sola. C’était une femme miraculeuse à
la radio, une femme extrêmement brillante pour la prise de son.
Elle a accepté le texte avec Alain Trutat. Elle nous a permis
d’aller au bout parce qu’elle comprenait la sorte de tension
et la difficulté d’aboutir. Elle était très
calme et elle comprenait. C’était bien. C’est grâce
à Madeleine.
A
: Parmi vous quatre, il y en a qui sont écrivaines. J’aurais
voulu savoir comment cela a influencé ou comment cela a enrichi
votre écriture ? Qu’est-ce que cela vous a apporté
de lire Monique Wittig ?
Suzette
Robichon : Je ne suis pas écrivaine, mais j’écris.
J’ai démarré comme journaliste et je me considère
un peu comme journaliste parce que le journaliste fait passer. La
transmission, c’est ça. Ce que j’ai pu écrire,
dans Lesbia
ou autres, n’a pas été directement inspiré
par Monique Wittig. Ce n’est pas mon écriture, parce
que ce n’est pas comme cela que je me définis. Mais c’est
clair que le voyage sans
fin avec Monique Wittig, avec tout le travail et tout ce que cela
a signifié, fait partie de ma démarche aujourd’hui
encore quand j’ai envie d’écrire quelque chose.
Mais je ne suis pas écrivaine.
Marie-Hélène
Bourcier : Je ne suis pas écrivaine mais j’ai
écris un livre qui s’appelle Lesbos,
oui et c’est à cause de Monique
Wittig que j’ai choisi ce titre, a posteriori. C’est un
livre que j’ai eu beaucoup de mal à faire publier. Les
gens qui lisaient le manuscrit me disaient, et pas mal de lesbiennes,
pas forcément américaines mais qui avaient voyagé
aux Etats-Unis ou qui avaient une culture anglosaxone assez prononcée,
me disaient que c’était incroyable comme c’était
wittigien. Je ne savais pas. Mais il n’y a pas de hasard non
plus. Après, j’ai regardé ce que j’avais
essayé de faire, que je considère comme raté
en plus. C’est un livre qui m’a pris énormément
de temps et j’ai raté ce que je voulais faire. Je voulais
écrire un livre porno, j’avais cette idée d’écrire
quelque chose de sexuel. Peut-être que j’avais la mémoire
du Corps lesbien. Sans doute. Mais je n’y
suis pas arrivée. Je voulais aussi déconstruire la rhétorique
amoureuse, lyrique, duelle, lesbienne, romantique, mais je devais
encore être dedans. Il y a des gens qui croient que je suis
dedans alors que je tapais dessus. Personne n’a compris.
C’est quelque chose qui a été écris en
Grèce. J’avais une histoire à trois assez compliquée
entre Lesbos, Athènes et Paris. J’ai écris cette
chose à Eressos, là où vont les lesbiennes. Si
vous allez à Lesbos, c’est là où il faut
aller. Il ne faut pas aller à Mytilène comme dans les
livres du XIXe siècle. Vous n’y trouverez rien. Il faut
traverser l’île jusqu’à Eressos où
paraît-il, il y a le trou de Sappho. Il y a des croisières
d’Américaines qui viennent voir où est le trou
de Sappho.
Après je me suis dit que ce que j’avais en commun culturellement
avec Monique Wittig, c’était une écriture assez
post-moderne, assez expérimentale. C’est aussi pour ça
que je n’arrivais pas à publier. Je voulais écrire
quelque chose de vraiment lesbien, pour les lesbiennes. Je voulais
marquer cela. Il y a plus de choses maintenant, mais dans les années
1980, il y avait encore peu de choses. En plus, c’était
une réaction par rapport à la haute littérature.
Je devais savoir que Monique Wittig avait entrepris un recyclage des
grandes citations, des grands textes et finalement j’essayais
de faire cela. Mon texte est un montage de textes. Il y a du Genet
qui se ballade, il y a beaucoup d’intertextualité. Un
peu comme l’a pratiquée Monique Wittig. C’était
quelqu’un qui aimait beaucoup Barthes et finalement, c’était
ça ma formation. Au début je m’intéressais
beaucoup à la littérature mais j’avais une vision
assez structuraliste, assez barthésienne des choses. Nous en
avons très peu parlé toutes les deux, mais je pense
que nous avions une conception commune du langage.
Je pense qu’on comprend pas mal de choses si on voit que Monique
Wittig avait une relation à la langue quasi performative. La
langue crée des choses. Peut-être que Monique Wittig
n’était pas d’accord avec les interprétations
qu’avait faites Judith Butler de certains de ses textes. Je
pense que là où Judith Butler a raison, c’est
qu’il y avait beaucoup de réalisations politiques, de
projets politiques de Monique Wittig dans la langue et dans sa littérature.
C’est évident.
Du
coup, Virgile, non
est mon texte préféré de Monique Wittig. Peut-être
parce qu’il est plus explicitement butch lesbien. Je retrouvais
beaucoup de choses dedans. J’ai décidé d’appeler
cette fiction, puisqu’on n’arrêtait pas de me dire
qu’elle était wittigienne, Lesbos, oui.
C’était une manière de me situer aussi par rapport
au corpus littéraire français. Le « oui »,
le « non », ce sont aussi des gestes assez performatifs
d’affirmation. J’ai été complètement
traversée, criblée par Monique Wittig. Maintenant je
comprends un peu pourquoi. Et ce qu’elle a réussi à
faire, je n’ai pas réussi à le faire, il me semble.
Je n’aime pas mon texte.
B
: Je ne suis pas de la littérature et je ne fais pas de littérature.
Je pense que la littérature nous permet de se surpasser. Quand
j’écoute ce qu’on vient d’entendre, j’aurais
beaucoup de choses à dire. Je suis médecin.
En premier lieu, quand j’ai entendu le texte de Monique Wittig,
je me suis dit mais c’est quoi ça ? C’est de la
littérature ? On dit que les médecins, dans le corps
médical, c’est pour soigner. Mais il faut d’abord
nettoyer les lieux, c’est eux qui vont faire la toilette, et
ainsi de suite. Ce qui je crois est détestable, mais pourtant
nécessaire, dans mon métier, ce sont les excréments,
les crachats, et c’est justement ce qu’on n’a pas
envie d’entendre ni de voir.
On peut se demander si la personnalité de Monique Wittig n’est
pas morbide ? Si elle n’est pas éclatée ? Qu’est-ce
que l’amour pour elle ? Est-ce quelque chose de si méprisant,
même si c’est quelque chose de merveilleux ? Ou est-ce
tout simplement une façon de dire « l’amour, c’est
aussi cela », et « en l’autre il faut voir ses nullités
et c’est tout cela qui fait l’être humain »
?
Première question, première constatation, ce qui me
vient à l’esprit. Par rapport à vous, à
Marie-Hélène Bourcier qui parlait en donnant l’impression
qu’elle lui en voulait quelque part de n’être pas
revenue, on a l’impression que c’est cela.
Mais comme on vient de le préciser, la première thèse
faite en France sur Monique Wittig date de 1999. Marie-Hélène
Bourcier précise que pour connaître l’écriture
lesbienne, il faut s’exproprier quelque part. Il
faut lire en anglais. On ne peut pas lire, on ne peut pas trouver
son identité dans la langue française. On ne peut qu’être
profondément triste. Je suis d’origine étrangère,
je suis francophone, c’est la seule langue que je sais lire.
Je sais que je suis lesbienne. Personnellement, je ne sais pas comment
les autres se définissent par rapport au lesbianisme.
J’en profite pour dire qu’il faut arrêter de dire
« on est femmes, on est lesbiennes, on est ceci, on est
cela ». On devrait se dire « on est le summum des
êtres vivants et en l’an 2000 ». On n’arrive
pas encore à se dire « on est le genre humain »
et dans le genre humain, comme dans le gendre des légumes,
comme dans le genre de tout, on est lesbien, on est gay, on est hétéro
et chacun est ce qu’il est, ce qu’il ressent et ce qu’il
veut être. On n’a pas à nous imposer et on n’a
pas à s’imposer. Chacun doit trouver sa place, même
si nous en tant que lesbiennes, qui vivons dans l’ombre et à
qui on ne donne pas la parole, on doit s’imposer.
Il y a un travail à faire et c’est clair, il ne faut
pas rêver. C’est pour cela que les lesbiennes sont des
femmes. Evidemment qu’on est des femmes, dans le sens où
il y a le masculin.
C’est pour cela que je dis qu’on a le droit à la
diversité. Parmi les femmes, il y a de tout. Parmi les lesbiennes,
il y a de tout. Il y a celles qui veulent paraître des garçons,
celles qui veulent paraître plutôt féminines et
ainsi de suite.
Féministe et lesbien.
Je pense qu’on doit revendiquer beaucoup plus le lesbianisme
par rapport au féminisme, parce que même si les lesbiennes
ont été féministes, les féministes n’ont
pas beaucoup pris la défense des lesbiennes.
Cineffable
: Je pense que nous devrions revenir sur cette fameuse formule «
les lesbiennes ne sont pas des femmes ». L’une d’entre
vous aurait-elle envie ?
Suzette
Robichon : Je préfère ne pas répondre
à la première question car nous ne sommes pas là
pour faire la psychanalyse d’un auteur. Ce dont j’ai envie
de parler, c’est de l’œuvre de Monique Wittig. J’ai
envie de la faire découvrir. Je n’ai pas forcément
envie de revenir sur pourquoi elle est partie ou pas. Catherine Ecarnot
pourra parler sur l’amour. Je préfère revenir
sur le texte lui-même parce que c’est tellement facile
de revenir sur « les lesbiennes ne sont pas des femmes ».
Catherine
Ecarnot : Sur
la question de l’amour et du découpage du corps dans
Le Corps lesbien,
avec même ce qui n’est pas beau, qui n’est pas honorable
chez l’autre. Chez Monique Wittig, il n’y a pas de hiérarchisation
des choses. Elle ne privilégie pas ce qui est dit dégoûtant.
Elle ne privilégie pas particulièrement le sexe, la
vulve. C’est entre autres. Il y a aussi les oreilles, il y a
l’index, le majeur. Dans Le Corps lesbien,
il y a déjà l’idée de déconstruire
le blason, qui immobilise la femme dans une description très
figée, qui ignore beaucoup de choses, mais qui reste une description
figée et ensuite une image à laquelle l’ensemble
des femmes doit correspondre sinon elles n’existent pas. Il
y a cela et il y a chez Monique Wittig un amour passionné de
la vie sous toutes ces formes. Elle est tellement profondément
athée qu’il n’y a pas l’idée de dire
« ça, c’est le grand amour » et « ça,
c’est important ». On voit la petite Catherine Legrand
s’intéresser à un caillou pendant l’enterrement
de son oncle. C’est aussi important que la mort de l’oncle
parce que tout dans la vie est important et il y a un refus constant
de se prêter aux hiérarchies et d’adopter ce qui
va de soi.
Au contraire de la morbidité, je crois que c’est une
leçon de vie, d’amour du quotidien qui devient magique.
Marie-Hélène
Bourcier : J’aurais tendance à aller dans le sens
de ce que dit Catherine Ecarnot. Vous avez donné une vision
assez réaliste « la merde, le sang, l’urine »,
des choses qu’on ne dirait pas et qu’elle dirait. Est-ce
que c’est morbide ou pas ? Je ne sais pas si vous serez sensible
en tant que médecin, mais pour moi ces passages, c’est
« l’anatomie n’est pas le destin ».
C’est fondamentalement une déconstruction du corps straight.
On pourrait le dire en termes deleuziens, on pourrait dire que c’est
une reterritorialisation du corps. A l’époque, il n’y
avait pas que Monique Wittig qui écrivait comme ça.
Il y avait cette mécanique des fluides, aussi bien chez Cixous.
Il y avait beaucoup de choses sur le sang des règles, si c’était
ça la féminité ? Chez Monique Wittig, là
où c’est différent, c’est qu’on n’est
pas dans cette féminité-là. C’est cela
qui est formidable. C’est pour cela qu’il y a eu ensuite
des lectures pornographiques de ces passages. On peut y lire aussi
bien du fist fucking que je ne sais quoi. Je pense qu’elle fait
quelque chose d’extrêmement fort. Morbide ou pas, la question
ne se pose pas. C’est vraiment une appropriation du corps. Il
y a du corps chez Monique Wittig et il y a du Corps lesbien.
Pour moi, cela revient au titre. C’est la réponse à
votre première question.
B
: L’amour ou le wittig, c’est un tout. On ne va pas morceler.
C’est tout cela qui est l’être humain, qu’elle
est la lesbienne comme tout le monde. C’est ton opinion. C’est
ce que je saisis à partir du texte que j’ai écouté.
Eugénie
: Par rapport à ce démembrement tel que j’ai pensé
le vivre, il y avait des formes d’initiation dans ses textes
et d’identification du corps de l’autre et le corps tout
court avec tous ces éléments. Le fait de les nommer
constituait une déconstruction du corps qui fait qu’après,
à la lecture du livre, on a tous les éléments
et on arrive à les refaire souder. Il y a un texte vers la
fin du montage où elle dit « c’est étonnant
la rapidité avec laquelle tu ressuscites des fleurs de métal
».
Je trouve que côté initiatique, il y avait une idée
de démembrement qui était pour moi très proche
du sadomasochisme et de la morbidité. Chacune son histoire.
Je ne pouvais pas échapper à cela puisque cette initiation,
c’est un don de l’autre. On ne sait pas ce que fait l’autre
à soi. Parfois elle te coupe en morceaux et on ne sait pas
si on va ressusciter. C’était proche de cela, de la fusion.
La fusion, c’est peut-être mortel, c’est peut-être
vital aussi. Pour moi, elle jouait en plein dedans.
Marie-Hélène
Bourcier : Je respecte votre interprétation mais Monique
Wittig a dit quelque chose. Vous nous avez donné une série
de blagues ontologiques. Monique Wittig n’aurait jamais dit
« la femme est ». La force de Monique Wittig est de ne
pas être dans le genre humain, de ne pas être dans ce
qu’est la femme. Si vous reprenez la phrase de Simone de Beauvoir,
« on ne naît pas femme, on le devient » et le fameux
article de Monique Wittig, cette histoire de blague ontologique, «
la femme, une blague ontologique » comme elle le dit elle-même,
c’est en continuité avec ce que dit Donna Haraway, à
savoir que mieux vaut être un cyborg qu’une déesse.
Ce que Monique Wittig ouvre, la grande désessentialisation
de la femme qu’elle a opérée et où s’accroche
cette phrase « les lesbiennes ne sont pas des femmes »,
c’est ça, peut-être pas des identités mais
en tout cas, cela mute. Finalement elle propose. On peut lire Le
Corps lesbien comme de la science fiction féministe,
post-féministe, lesbienne, avec des corps différents
et de l’anatomie différente. Je crois que c’est
très fort. C’est pour cela que je ne rejoindrai pas votre
interprétation. Qu’on ait toutes intérêt
à s’identifier comme lesbienne ou femme, c’est
une autre histoire.
D
: Si l’on reprend la citation entière « les lesbiennes
ne sont pas des femmes, elles sont des maronnes, des transfuges ».
Que signifient ces mots ?
Suzette
Robichon : Le concept de maronne est extrêmement important
puisque vous le retrouvez aussi dans Virgile,
non. Les maronnes sont les esclaves qui échappent
à leur condition d’esclave. « Transfuges »,
parce qu’elles échappent à la catégorie,
à la classe des femmes pour vivre en tant que lesbiennes.
D
: Oui, mais « transfuges » veut dire qu’elles passent
d’un pays à l’autre.
Suzette Robichon: Sauf que pour les lesbiennes, il n’y a pas de pays. Je crois
que c’est un voyage sans fin.
D
: Oui, mais c’est un pays à construire. C’est d’abord
à désapproprier pour pouvoir reconstruire dans le balbutiement
et dans ce qui n’est pas encore dit. Dans le livre, il y a des
« / ». Est-ce que cela traduit l’écartèlement
de ce corps ? Sur le plan typographique, ces « / », c’est
comme une respiration.
Catherine
Ecarnot : C’est quelque chose de très riche, cette
scission de toutes les formes de la première personne. Teresa
de Lauretis y voit une allusion au sujet lacanien. Ce serait comme
une sorte de moquerie puisque Monique Wittig a dit ce qu’elle
pensait de l’analyse lacanienne. Il lui est effectivement arrivé
de dire qu’il y avait une difficulté d’entrer dans
un langage qui ne lui reconnaissait pas une place de sujet immédiate.
Elle l’a dit un peu. Je pense aussi que c’est la place
vacante pour l’autre, puisque le sujet est constamment dans
la recherche de l’autre. Le sujet wittigien est profondément
dialogique. Elle cite tout le temps. Les mots qu’on dit sont
les mots qui ont déjà été dits. Ce qui
importe c’est de les répéter. Il n’y a pas
de sujet monolithique. Il y a un sujet dialogique et de plus éclaté.
A un moment donné, elle dit que ce « j/e » est
signe d’un excès. L’excès du sujet qui parle
du lesbianisme, qui a un point de vue lesbien. Il lui manque les mots
pour dire ce qui lui tient à cœur et à corps et
il triomphe dans l’excès. Chez Monique Wittig, tout est
pléthorique, les corps sont monstrueux, se transforment. On
a des milliers de doigts, des choses qui font rêver dans Le
Corps lesbien. Il y a des énumérations sans fin. C’est
une question très riche et très complexe.
D
: Le « tu » et le « vous » n’apparaissent
pas. Ce sont des silences, des pauses dans la typographie. Le «
tu » naît du « j/e ».
Catherine
Ecarnot : Oui, le « tu » n’est pas scindé.
Mais il est essentiel et il vient avant le « j/e » dans
le texte. Le « tu » ne naît pas du « j/e »,
c’est le « j/e » qui naît du « tu ».
Le texte commence par un impératif et la première forme
du « j/e », c’est « m/a très belle
». C'est-à-dire que la première forme de la première
personne qui apparaît dans Le Corps lesbien, c’est dans
un groupe nominal qui désigne l’amante. Je pense que
c’est le « j/e » qui naît du « tu »,
mais de toutes façons, c’est réversible.
Parce
que les lesbiennes ne sont pas des femmes…,
sous la direction de Marie-Hélène Bourcier et Suzette
Robichon, Paris, éditions gayes et lesbiennes, 2002.
L’écriture de Monique Wittig. A la couleur
de Sappho, de Catherine Ecarnot, Paris, L’Harmattan,
Bibiothèque du féminisme, 2002.
Rappel
bibliographique
Principales
œuvres de Monique Wittig
1964 |
- |
L’Opoponax, Paris, Editions de Minuit, Prix Médicis |
1969 |
- |
Les Guerrillères, Paris, Editions de Minuit |
1973 |
- |
Le Corps Lesbien, Paris, Editions de Minuit |
1975 |
- |
Le Brouillon pour un Dictionnaire des Amantes co-écrit avec Sande Zeig, Paris, Grasset |
1992 |
- |
The Straight Mind and Other Essays, Beacon Press |
1999 |
- |
Paris-La-Politique et autres Histoires, Paris, Editions POL |
2001 |
- |
La Pensée Straight, Paris, éditions Balland, collection Le Rayon |
Monique
Wittig, diplômée des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
est Professeur à l'Université d'Arizona. Outre ses livres,
elle prépare actuellement deux scripts pour le cinéma
et elle a écrit une pièce, Le
Voyage sans fin qui a été représentée
en 1985, au Théâtre du Rond Point, dans une mise en scène
qu'elle a co-réalisée avec Sande Zeig. Sous le titre
The Constant Journey cette pièce avait été auparavant
produite aux Etats-Unis. Une vidéo du spectacle peut-être
vue au Centre Simone de Beauvoir à Paris et au Theater on Film
and Tape Library, Lincoln Center à New York.
Monique Wittig a fait partie du collectif de Questions
féministes jusqu'à la fin et de Feminist
Issues.
Monique Wittig meurt d'une crise cardiaque le 3 janvier 2003.
|